• Mémoires de Boscoville

Bienvenue dans le site « Mémoires de Boscoville ».

 

À travers la parole d’anciens résidants et d’anciens psychéducateurs, nous retraçons ici l’histoire d’un centre de rééducation unique au Québec qui a fermé ses portes en 1997. Lors de sa fondation dans les années 1940, Boscoville voulait transformer le visage du traitement de la délinquance juvénile. A-t-il réussi son pari ? Une trentaine d’individus parmi ceux et celles qui ont vécu de l’intérieur cette expérience « psychoéducative » livrent ici leur point de vue sur l’institution et son héritage. Appuyé sur des témoignages récoltés par l’historienne Louise Bienvenue, ce site n’a pas la prétention de résumer une fois pour toutes l’épopée de Boscoville. Il existe, sans doute, bien d’autres versions de l’histoire que nous n’avons pas entendues… Nous souhaitons surtout que ces bribes de mémoire puissent permettre à chacun de mieux s’approprier ce passé. Au-delà des anciens, nous espérons aussi que ce site rejoigne un plus large public intéressé par par l’aide à la jeunesse en difficulté.

 

Pour accéder aux témoignages, rien de plus simple! Il suffit de dérouler pour découvrir les sous-thèmes, puis de cliquer pour visionner les extraits vidéos. Afin de profiter pleinement de votre visite, nous vous recommandons de visionner le site sur un écran d’ordinateur.

Site de Boscoville autour de 1960. Archives privées de Boscoville

La « cité » de Boscoville

« BOSCOVILLE ». Quand le père Albert Roger, fondateur, a baptisé son œuvre au début des années 1940, il voulait d’abord rendre hommage à Saint Jean Bosco, un prêtre du 19e siècle qu’il admirait beaucoup parce qu’il avait consacré sa vie à l’éducation des jeunes défavorisés. Mais le terme évoquait aussi sa volonté d’organiser la rééducation dans le cadre d’une cité en miniature, inspirée du Boys Town américain. Au sein de cette petite ville, chacun se verrait confier des responsabilités de « citoyens ». Des échevins et même un « maire » seraient élus par élection.

 

Au milieu des années 1950, une jeune équipe laïque dirigée par Gilles Gendreau prend progressivement les rênes de Boscoville. On y développe alors un traitement plus complexe de la délinquance juvénile en jetant les bases de la « psychoéducation ». Néanmoins, la conception de l’internat comme petite cité demeure. Lorsqu’en 1954, le centre permanent succède au camp d’été, son architecture est conçue selon le modèle d’une ville.

Une petite ville et ses citoyens
Numérisation d’un cahier de Boscoville

L’institution située à Rivière-des-Prairies, au nord-est de l’île de Montréal, est aménagée sur un grand domaine verdoyant qui fut jadis une ferme. Les alentours de Boscoville sont aujourd’hui densément peuplés, mais le centre a longtemps été plutôt isolé… Les pensionnaires en sortie devaient faire plus de 50 minutes d’autobus pour atteindre le Centre-ville…

 

La ville de « Bosco » comprenait plusieurs pavillons. Deux unités d’accueil étaient réservées aux nouveaux pensionnaires : c’était la « banlieue ». Six autres unités formaient les « quartiers ». Chacun abritait entre 12 et 15 « citoyens ». Un foyer central, nommé Hôtel de Ville, constituait le centre névralgique. On y trouvait la cafétéria, le gymnase et les bureaux de l’administration. Les grands rassemblements avaient lieu à cet endroit. Tout près flottait le drapeau de Boscoville…

 

Le cheminement rééducatif voulait favoriser l’apprentissage de la citoyenneté. Pendant leur séjour, les jeunes gagnaient des droits de « citoyens ». Ils pouvaient même occuper des postes électifs. Certains anciens disent avoir beaucoup apprécié cette expérience de vie démocratique. D’autres en conservent un souvenir plus flou…

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Arriver à Boscoville : le séjour en « banlieue »
Maquette de Boscoville. Photo fournie par M. Jean-Paul Déom
Maquette de Boscoville. Photo fournie par M. Jean-Paul Déom

Quand un jeune arrivait à l’internat de Rivière-des-Prairies, il était accueilli en clinique d’observation appelée « la banlieue » de Boscoville. Le centre se targuait d’être « sans clôture ni barreau », mais sa banlieue était pourvue d’installations sécuritaires. C’était un choc pour certains d’y mettre les pieds… Pendant les premières décennies, on demandait aux arrivants d’abandonner leur uniforme de « bum » — chaînes, bottillons, etc. — pour revêtir le t-shirt, le jean et les espadrilles de l’adolescent jugé « normal ». Ressentie parfois comme une violation de leur identité, la procédure voulait signifier, entre autres, que les gars étaient tous égaux dans la cité. L’approche fut abandonnée par la suite, jugée trop invasive…

 

Au cours des années où la théorie des étapes de la rééducation était en vigueur, la banlieue correspondait à la première phase dite de « l’accommodation ». En principe, le sujet faisait alors une première expérience de vie apaisée et ordonnée, en se familiarisant avec l’équipe d’éducateurs et avec l’ensemble des règles de fonctionnement de l’endroit. Un cadre sécurisant devait faciliter la maîtrise des pulsions et permettre un premier déconditionnement.

 

Certains anciens racontent avoir trouvé l’expérience de la banlieue difficile. Ils s’y sentaient séquestrés, vulnérables… Des gars avaient le sentiment d’entrer en prison. D’autres ont vécu leur arrivée à Boscoville de manière plus sereine…

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Un centre à la fois ouvert et fermé
Site de Boscoville. Photo fournie par M. Jean-Paul Déom
Site de Boscoville. Photo fournie par M. Jean-Paul Déom

Dans le réseau des établissements pour délinquants, Boscoville était considéré comme un centre ouvert. Sauf pour l’espace de transition qu’était la « banlieue », les portes n’étaient pas verrouillées et il était facile de s’évader. Les fugues étaient d’ailleurs nombreuses. La soif de liberté, le manque d’intimité, la lourdeur de la vie en groupe donnaient des envies d’évasion. Certains fugueurs revenaient d’eux-mêmes mais la plupart étaient rattrapés par la police.

 

Boscoville voulait opérer une coupure avec le milieu d’origine des jeunes pour favoriser leur transformation. Les rapports avec l’extérieur étaient donc limités à quelques sorties : cabane à sucre, excursions, camps d’été… Le centre accueillait aussi des visiteurs — famille et amis.

 

L’évolution du « citoyen » vers sa rééducation donnait droit à des sorties. À ces occasions, la volonté des adolescents était mise à dure épreuve. Pour éviter de retomber dans leur mode de vie délinquant, certains devaient faire une croix sur leurs anciennes fréquentations… Ces sorties étaient parfois déstabilisantes pour les garçons. Au retour, un éducateur les invitait à échanger sur leur expérience.

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Portraits de « citoyens » de Boscoville

Qui étaient les « gars de Bosco », ceux que l’on appelait les « citoyens » ? On aurait tort de penser qu’ils répondent à un profil unique. La direction du Centre insistait d’ailleurs pour dire qu’elle accueillait des gars de tous les milieux. Soulignons aussi que, pendant plusieurs années, l’institution avait un statut provincial ; elle hébergeait des adolescents de partout au Québec : Montréal et ses environs, certes, mais aussi Chicoutimi, Sherbrooke, etc.

 

Les règles concernant l’âge d’admission ont évolué au fil des ans. Quand Boscoville n’était encore qu’un camp d’été dans les années 1940, on y accueillait des enfants de 11 à 14 ans. Mais lorsque l’institution devint permanente, elle s’adressa aux garçons adolescents de 16 à 18 ans. Entre 1954 et 1997, les législations en fonction desquelles les jeunes étaient « placés » à Boscoville ont changé elles aussi. Disons en gros que Boscoville recevait majoritairement des jeunes « délinquants » ou « contrevenants », reconnus comme tels par le code criminel fédéral. Mais on y trouvait aussi des cas dits de « protection » (en vertu des dispositifs provinciaux). Il s’agissait alors de jeunes en difficulté, susceptibles de s’orienter vers la délinquance.

Qui sont ces gars? D’où viennent-ils?
Photo fournie par M. Jean-Paul Déom
Photo fournie par M. Jean-Paul Déom

Boscoville accueillait des garçons de tous les milieux et, pendant longtemps, de toutes les régions du Québec. Chacun des pensionnaires qui y a séjourné possède, évidemment, son histoire particulière qu’on ne saurait réduire à des statistiques. Toutefois, il se dégage quelques traits communs. En majorité, nos témoins disent avoir grandi dans un milieu familial déchiré, dysfonctionnel, très souvent marqué par la pauvreté et, parfois même, la violence. Certains anciens ont connu précocement la vie en institution : foyers nourriciers, orphelinats, centres d’accueil, écoles de réforme… Bref, de manière générale, leur départ dans la vie fut assez difficile…

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Qu’est-ce qui les amène à Boscoville?
Numérisation d’une page de journal
Numérisation d’une page de journal

Selon l’approche psychoéducative, la délinquance est la manifestation d’un problème intérieur. La gravité de l’offense commise avait donc un caractère plutôt secondaire aux yeux l’équipe de Boscoville. C’est le désordre psychoaffectif de la personne qui sollicitait l’attention.

 

Après quelques « fanfaronnades », nos témoins disent avoir commis des actes délinquants plus sérieux. C’est généralement une arrestation policière ou un signalement lié à d’importants problèmes de comportement qui les a entraînés à Boscoville, après une comparution devant la cour juvénile. Vagabondage, vol à l’étalage, vol de voiture, possession et revente de drogue sont les principaux méfaits relatés.

 

De manière générale, nos témoins sont entrés à Boscoville vers l’âge de 16 ou 17 ans. À leur arrivée, quelques gars n’en étaient pas à leurs premiers démêlés avec la justice. Dans les récits, plusieurs insistent sur le fait que leur admission à Boscoville procédait d’un choix : un juge avait « proposé » ce séjour auquel ils ont adhéré volontairement. Le sentiment d’avoir pris cette décision, première étape d’une prise en main, est important à leurs yeux. C’était d’ailleurs la philosophie du Centre : placer le jeune au cœur de sa transformation. Un témoin nous fit remarquer, toutefois, que ce « choix » était relatif : c’était ça ou des mesures plus sécuritaires…

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Le programme d’activités

Soigneusement conçu par les éducateurs, le programme d’activités de Boscoville était lié de près aux objectifs rééducatifs. Dans les premières décennies, il n’était pas rare d’ailleurs que les réunions d’équipe se prolongent tard en soirée, après une grosse journée de travail, afin de mettre au point les différentes activités. On ne voulait rien laisser au hasard. La vie quotidienne des gars de Boscoville était donc réglée de manière rigoureuse afin de favoriser leur développement intégral. La scolarisation – appelée « le boulot » – faisait entièrement partie du programme. Elle était dispensée sur un mode individualisé, à partir d’un système de fiches. Plusieurs activités sportives et artistiques, visant à solliciter tous les aspects de la personnalité des jeunes, complétaient le tableau. Même les temps libres et les congés devaient avoir une fonction rééducative.

Le sport
Photo fournie par M. Pierre Potvin

Lorsqu’ils évoquent la mémoire de Boscoville, plusieurs anciens mentionnent spontanément le sport. C’est leur souvenir le plus fort du séjour ! Le programme d’activité physique était, en effet, exceptionnel : football, athlétisme, basketball, natation, etc. L’équipement, aux dires de plusieurs, était de première qualité. Cette programmation complète s’arrimait aux objectifs cliniques. Qu’on ne s’y trompe pas : l’important n’était pas de gagner les compétitions, du moins pas toujours ! Les gars étaient surtout invités à se concentrer sur l’atteinte d’objectifs individuels, définis avec l’équipe d’éducateurs. Ceux-ci avaient une grande foi dans le potentiel thérapeutique du sport. Plusieurs possédaient une formation solide en la matière.

 

Plusieurs anciens ont évoqué les activités sportives en précisant qu’elles ont joué un rôle déterminant dans leur cheminement. Le souvenir d’une grande solidarité entre gars est évoqué. On mentionne aussi le rôle d’exutoire joué par le sport pour la maîtrise des pulsions agressives. La découverte de son potentiel en termes d’endurance et de contrôle de soi est aussi au nombre des atouts soulignés. Lors de nos entrevues, des anciens sont arrivés avec des médailles ou des photos les présentant fièrement sur la marche d’un podium. Ces petites victoires d’adolescents sont inscrites comme des moments forts de leur parcours personnel.

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Les autres activités
Photo : archives privées de Boscoville

En plus du sport, Boscoville offrait une gamme d’activités (menuiserie, poterie, théâtre), toutes finement enchâssées dans le programme rééducatif. Les souvenirs de ces « autres activités » sont bien inégaux. Des anciens ont beaucoup apprécié, par exemple, le théâtre. L’expérience de la scène fut pour eux une occasion de gagner confiance en leur potentiel expressif. Confronter sa crainte de parler en public, c’était là tout un défi ! Le souvenir d’avoir exploré sa créativité à travers la gamme d’activités offertes à Boscoville est souligné par quelques témoins. Très en vogue dans les années 1970 et 1980, la poterie était à l’honneur. Au sortir de l’internat, quelques anciens en firent même un métier temporaire.

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Le « boulot » à Boscoville
Photo fournie par M. Jean-Paul Déom

Le projet de Boscoville impliquait une rupture avec la tradition de formation professionnelle propre aux anciennes écoles de réforme. Pendant longtemps, dans ces anciennes institutions, on avait préféré apprendre un métier manuel aux délinquants (cordonnerie, menuiserie, mécanique, etc.) plutôt que de les scolariser. On estimait généralement que leur potentiel intellectuel était insuffisant. Établissant un lien entre les domaines émotionnel et intellectuel, Boscoville a plutôt choisi de donner une deuxième chance au projet de scolarisation de ces jeunes par l’intermédiaire d’un programme d’enseignement individualisé, conçu et développé sur place.

 

Ce système appelé « le Boulot » s’appuyait sur des fiches plutôt que sur un enseignement magistral classique. L’adulte responsable pouvait ainsi accorder toute son attention au cheminement individuel de chacun des garçons. Un nombre significatif de témoins de notre enquête ont apprécié cette méthode (délaissée dans les années 1980). Comme beaucoup de pensionnaires de Boscoville, qui avaient auparavant éprouvé des problèmes dans le milieu scolaire régulier, ils ont apprécié cette méthode grâce à laquelle ils ne se sentaient pas dénigrés. Or l’approche ne fut pas miraculeuse. Quelques anciens nous ont avoué, bien candidement, avoir peu progressé dans leurs études à Boscoville…

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La relation psychoéducative

Pour les concepteurs de Boscoville, le traitement d’un jeune inadapté devait se faire à l’extérieur de son milieu d’origine. L’internat, un milieu contrôlé, était l’espace privilégié pour la cure. Mais l’essentiel de la psychoéducation reposait sur les interactions de groupe et, plus encore, sur la relation jeune-éducateur. Tous les moments de la vie quotidienne et tous les échanges entre individus étaient vus comme susceptibles d’entraîner des prises de conscience et des changements de comportement chez les jeunes, en autant qu’ils soient accompagnés de manière professionnelle. Des entretiens individuels réguliers avec chaque adolescent ainsi que des thérapies de groupe étaient inscrits au programme. L’expression de soi se présentait donc comme une alternative à la violence. Au gré des expériences quotidiennes, on espérait que l’adolescent intériorise le schème de valeurs positives de l’éducateur. La responsabilité de ce dernier était donc immense…

La théorie des « étapes de la rééducation »

Au cours des premières décennies, une équipe de jeunes éducateurs, confiants d’incarner une révolution thérapeutique, s’évertua à développer un système rééducatif complexe qui mobilisait les sciences de la psyché et de la pédagogie moderne. La cure boscovillienne s’organise alors autour de quatre étapes de développement : accommodation, contrôle, production, personnalité. En principe, le délinquant doit toutes les franchir avant de quitter l’institution; dans la réalité ce n’est pas toujours le cas.

 

Pièce maîtresse de la production théorique conçue à Boscoville, cette théorie des étapes de la rééducation est inspirée de Jean Piaget et de plusieurs autres penseurs. C’est Gilles Gendreau qui la conçoit au début des années 1960. Si l’idée d’étapes de rééducation avait déjà été perçue par un certain nombre d’auteurs, il faut reconnaître à ce pionnier et à ses collaborateurs de l’avoir développée et, surtout, appliquée dans des cadres concrets à Boscoville. Sommaire au début des années 1960, la théorie fait l’objet d’un développement dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue par Jeannine Guindon, en 1969. L’ouvrage sera publié à Paris l’année suivante. À partir des années 1980, cette approche fondatrice sera peu à peu délaissée.

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Le rapport jeune/éducateur
Photo : Archives privées de Boscoville

Dans le cheminement rééducatif, l’accompagnement est primordial. À Boscoville, on croit fermement que c’est par la présence quasi permanente d’un éducateur auprès du jeune délinquant que la restructuration de sa personnalité s’avère possible. Croyant peu à l’approche punitive, les pionniers voulaient comprendre plus en profondeur la source des comportements antisociaux à partir des sciences de la psyché. Des pensionnaires ont profité pleinement d’une telle approche qui leur permettait de mieux se comprendre et d’identifier la source de leurs pulsions agressives. Ils ont acquis des réflexes introspectifs, un « coffre d’outils » pour la vie. Mais une telle approche n’a pas plu à tous… Elle était exigeante pour des adolescents peu habitués à de telles verbalisations et pouvait sembler invasive…

 

C’est avec émotion que plusieurs témoins ont évoqué les liens entretenus avec leurs psychoéducateurs. Ils en parlent parfois comme d’une famille de substitution. Ils se sont attachés à ces adultes à qui ils ont été confiés à un moment de grande fragilité. En entrevue, plusieurs ont nommé des intervenants de Boscoville ayant joué un rôle significatif dans leur vie. Certains sont restés en contact avec eux longtemps après leur sortie.

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Boscoville, berceau de la psychoéducation
Haut et bas : Archives privées de Boscoville

Avec le Centre d’Orientation de Montréal et l’Institut Val-du-Lac de Sherbrooke, Boscoville est l’un des berceaux de la psychoéducation au Québec. Dès les années d’après-guerre, Gilles Gendreau et sa jeune équipe ont voulu édifier une nouvelle discipline universitaire et une nouvelle profession. Elle prendra le nom de « psychoéducation », à partir de la fin des années 1960. Cette approche originale était en phase avec les courants internationaux de l’époque. Bientôt les expériences menées à Boscoville se feront connaître au Canada et à l’étranger.

 

L’une des clés de cette affirmation professionnelle est assurément l’éducation. Dès 1953, le Centre de formation des éducateurs spécialisés est formé et décerne un certificat en psycho-pédagogie de l’enfance de l’Université de Montréal. Au fil des ans, la formation se structure. L’année 1963 est déterminante : une licence d’éducation spécialisée est officiellement créée à l’Université de Montréal et à l’Université de Sherbrooke. En 1971, l’Université du Québec à Trois-Rivières dispense à son tour un programme dans le domaine. En 1972, l’École de psycho-éducation s’affranchit officiellement de la tutelle de l’Institut de psychologie.

 

La démarche de professionnalisation passe aussi, bien sûr, par la fondation d’un regroupement professionnel auquel plusieurs psychoéducateurs de Boscoville ont participé. L’Association des éducateurs spécialisés de jeunes inadaptés voit le jour dès 1955. La publication de la Revue canadienne de psychoéducation s’amorce, pour sa part, dix ans plus tard. Néanmoins, la quête d’une reconnaissance légale par l’Office des professions du Québec s’avère ardue. En septembre 2000, les psychoéducateurs sont intégrés à l’Ordre des conseillers et conseillères d’orientation. En 2010, on assiste à la naissance de l’Ordre des psychoéducateurs et psychoéducatrices du Québec.

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Psychoéducateur : une vocation? Une profession?
Le concepteur de Boscoville, le père Albert Roger, csc (à droite). Archives privées de Boscoville

Boscoville a d’abord germé dans la tête d’un membre du clergé : le père Albert Roger de la communauté des clercs de Sainte-Croix. D’une certaine façon, on peut dire que ses racines religieuses ont eu une influence sur le modèle professionnel. Rappelons aussi qu’avant l’ouverture de Boscoville, ce sont des religieux qui avaient la charge des écoles de réforme, comme le Mont Saint-Antoine, par exemple. Le métier d’éducateur laïc restait donc à inventer…

 

Accompagner les « citoyens » de Boscoville dans leur démarche de transformation était une tâche exigeante. Rares étaient les congés pour les éducateurs qu’on encourageait à être présents le plus possible dans la vie des jeunes. Une forte éthique d’engagement imprègne donc la jeune profession. À l’époque pionnière, des membres de l’équipe vivent à temps plein sur le site avec leur famille.

 

C’est ainsi qu’on peut percevoir, aux sources de la psychoéducation, une sorte de tension entre vocation et profession. D’un côté, le don de soi est valorisé, de l’autre, on se réclame de la science, d’une pratique formalisée et on insiste sur la formation universitaire.

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Un centre de réputation internationale
Source : Archives privées de Boscoville

Pour cette jeune profession en quête de reconnaissance dans l’espace québécois, les liens établis avec les autres pays servent à affirmer sa crédibilité et son importance. C’est ainsi que dans les années fondatrices, les liens avec les réseaux internationaux seront encouragés. Dès 1953, le centre impressionne favorablement le fondateur de l’Association internationale des éducateurs de jeunes inadapatés, Henri Joubrel. C’est souvent avec la France et l’Europe que les psychoéducateurs québécois établissent des liens professionnels, même si les influences théoriques originelles étaient fortement américaines.

 

Au fil des ans, des membres de l’équipe de Boscoville présentent des conférences sur diverses tribunes étrangères : Suède, Belgique, Italie, France et de nombreuses villes américaines. Dans les années 1960 à 1980 surtout, le Québec s’impose comme un foyer d’expérimentation qui impressionne à maints égards les observateurs étrangers. De nombreux stagiaires européens viennent faire leur tour à Boscoville.

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Quitter Boscoville et puis après…

Quitter Boscoville au terme de plusieurs mois, voire d’années, d’une vie balisée dans l’atmosphère protégée de l’internat représentait un saut dans le vide. En entrevue, la brutalité de la rupture de même que la qualité déficiente des services de transition furent maintes fois soulignées. Après un temps plus ou moins long d’instabilité, la plupart des témoins rencontrés disent avoir réussi à faire « leur chemin » dans la vie. Ils évoquent l’après-Boscoville : leur vie familiale, leur cheminement professionnel, leur philosophie de la vie forgée entre autres par cet épisode institutionnel. Écoutons leurs témoignages…

Le moment du départ...
Photo : Archives privées de Boscoville

« Quand tu sors de Boscoville, t’es un crève-faim », raconte un témoin. Tout comme lui, plusieurs anciens ont relaté la difficulté de construire leur vie après un passage dans l’établissement. Pour certains, Boscoville n’est pas la dernière étape de leur parcours institutionnel. On les retrouve ensuite à l’Institut Pinel et même au pénitencier… D’autres ont un chemin moins rude, bien que l’intégration au marché du travail ne soit jamais simple. La sortie du centre est parfois aussi accompagnée de nostalgie : la vie de groupe, l’attention des éducateurs manquent à certains…

 

Plusieurs ont donc l’impression d’entrer « dans la jungle ». Quand les difficultés ne sont pas financières, elles prennent d’autres formes comme la tentation d’un retour dans la délinquance. Dans l’ensemble de ces récits, la faiblesse des ressources de transition est souvent pointée du doigt.

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L’héritage de Boscoville
Photos fournies pas Jean-Paul Déom

Selon les propos des anciens, les années qui suivent immédiatement la sortie de Boscoville prennent souvent, l’allure d’un chaos. Elles sont marquées parfois par des rechutes dans la consommation ou la délinquance. Puis, la majorité de nos témoins évoque un retour à l’équilibre, plus ou moins précaire selon les cas… Mais qu’en est-il à long terme ?

 

Sur le plan professionnel, 12 des 16 pensionnaires interviewés ont dit connaître — ou avoir connu, pour les retraités — des carrières satisfaisantes, s’étant investis dans différents domaines : informatique, mécanique, vente, etc.

 

Certains anciens ont plutôt mis de l’avant leur succès familial ou leur stabilité matrimoniale comme autant de signes de réussite. D’autres ont révélé avec honnêteté des soubresauts : divorce, enfants placés en centre jeunesse, tensions familiales, etc. Quelques témoins ont tenu à souligner qu’on ne quitte pas la délinquance comme on active un commutateur.

 

Quels qu’aient été les aléas de leur cheminement ultérieur, la grande majorité des anciens «citoyens» de l’enquête ont souligné le jalon important qu’avait été Boscoville pour eux : « un énorme tournant », « un tremplin », disent-ils. L’écho est semblable du côté des anciens éducateurs : Boscoville fut souvent une expérience professionnelle marquante dans leur carrière.

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Revenir à Boscoville : des anciens reviennent sur les lieux
Source : Journal Métro [en ligne]

L’importance de Boscoville dans la trajectoire des anciens est attestée par l’habitude prise par certains d’y revenir faire leur tour. Le site de Rivière-des-Prairies en effet devenu, pour ces hommes, une sorte de lieu de pèlerinage. Les lieux semblent investis d’une forte charge symbolique. Malgré le passage des ans, ou peut-être grâce à lui, un sentiment d’appartenance s’est développé. On y revient à l’occasion, seul ou avec ses enfants et même ses petits-enfants, en voiture ou à vélo. « Il n’y a pas une de mes dix blondes qui n’est pas venue visiter Boscoville », raconte Jean. Le gardien de sécurité du site affirme rencontrer de façon régulière des messieurs « d’un certain âge », revenant sur les lieux de leur jeunesse.

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La fermeture de Boscoville en 1997

C’est dans la controverse que Boscoville, naguère le fleuron des institutions québécoises de protection de la jeunesse, a fermé ses portes en 1997. Le contexte du « déficit zéro » et du « virage milieu », de même que l’orientation administrative du nouveau réseau des Centres jeunesse expliquent en partie cette décision. Il faut dire qu’à la veille de l’an 2000, plusieurs aspects de l’approche développée au sein l’internat ne semblaient plus au goût du jour. Dans une société au rythme rapide, la perspective d’un séjour long en institution pouvait paraître d’un autre temps. La montée des droits de la jeunesse et la démocratisation des rapports intergénérationnels n’avaient rien non plus pour encourager le développement de rapports thérapeutiques aussi intenses en milieu résidentiel. Enfin, la dimension oblative de la culture du travail à Boscoville cadrait désormais mal dans un contexte de syndicalisation et de technicisation de la relation d’aide. L’annonce de la fermeture a créé un véritable émoi. Des anciens se sont mobilisés, ont pris la parole dans l’espace public. Les médias se sont emparés de l’affaire. Encore aujourd’hui, plusieurs regrettent la fermeture d’une institution à laquelle ils sont demeurés attachés.

 

Vidéo maison de la cérémonie de fermeture de Boscoville (extraits). Gracieuseté de Bruno Bélisle.

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À propos du projet

Présentation du projet de recherche et aperçu méthodologique

Présentation du projet de recherche

Ce site s’inscrit dans un projet de recherche sur l’histoire Boscoville dirigé par l’historienne Louise Bienvenue. Il met en valeur une trentaine de témoignages récoltés dans le cadre d’une enquête orale menée entre 2012 et 2015. Formulés plusieurs années après la fermeture de l’internat, ces récits nous éclairent sur l’expérience de Boscoville et sur les traces mémorielles qu’elle a laissées. En plus de soupeser les effets à long terme des innovations thérapeutiques mises de l’avant au sein du centre de la Rivière des Prairies, notre enquête vise à consigner pour les générations à venir la mémoire d’une institution québécoise unique, qui a marqué la seconde moitié du XXe siècle.

Brefs repères méthodologiques

Pour retracer l’histoire de Boscoville, les archives écrites sont utiles mais bien incomplètes. Il faut aussi tendre l’oreille vers ceux et celles qui ont vécu Boscoville. Profitant de ce que plusieurs d’entre eux étaient encore vivants, nous avons chercher à récolter leurs souvenirs. L’enquête a rejoint des anciens éducateurs ainsi que d’anciens résidents de Boscoville en vue de dresser un portrait global de la relation d’aide. Entre 2012 et 2015 principalement, nous avons mené 29 entretiens, soit 13 avec des pionniers et des psychoéducateurs du Centre, et 16 avec d’anciens pensionnaires (voir les tableaux des témoins).

 

Optant pour une approche qualitative, nous ne pouvions pas viser la représentativité statistique. Pour autant, nous avons tenté de recueillir la plus grande variété d’expériences possible. Afin de rejoindre les anciens, une invitation générale fut lancée sur Facebook ainsi que sur un site Web conçu pour l’occasion : la grande majorité de nos répondants ont été recrutés ainsi. Nous avons aussi contacté l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec pour repérer d’autres anciens résidents. Enfin, les réseaux informels d’anciens psychoéducateurs et d’anciens « citoyens » de Boscoville ont facilité la prise de contact avec quelques-uns de nos témoins.

 

Nos entretiens semi-dirigés furent d’une durée moyenne d’une heure quinze chacun. La plupart ont eu lieu sur le site même de Boscoville afin de stimuler la résurgence mémorielle. La vaste majorité a aussi fait l’objet d’une captation vidéo. Le matériel récolté, on s’en doute, comporte des biais, malgré nos efforts pour favoriser sa diversification. On constate, par exemple, que la plupart des anciens rencontrés ont conservé un souvenir assez positif de leur passage par Boscoville. La recherche comporte ainsi son angle mort : combien parmi ceux et celles qui n’ont pas répondu à notre appel ont des souvenirs négatifs, voire douloureux, de l’institution ? Pour cette raison, on ne peut affirmer que les témoignages récoltés sont représentatifs en tous points de l’expérience des anciens. Hautement significatifs, ils permettent néanmoins de raconter une histoire de Boscoville aux accents particulièrement vibrants.

Préservation de la base de données

Ces entretiens individuels ont été réalisés en conformité avec les normes éthiques de l’Université de Sherbrooke. Afin de préserver la mémoire de Boscoville, les enregistrements seront prochainement versés dans la base de données numérisées du Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ). En vertu du formulaire de consentement signé par nos témoins, leur accès sera restreint et réservé uniquement aux fins de recherche. La consultation devra être autorisée par la professeure Louise Bienvenue.

« citoyens » de Boscoville

Nom du pensionnaire

Âge à l’entrée

Années du séjour

Date de l’entretien

Fernand Gagnon

17 ans

Circa 1954-1959

16 avril 2014

Réjean Vaudreuil

16 ans

Circa 1961-1966

8 juillet 2013

Jean Pealy

16 ans

Circa 1962-1967

20 mai 2013

Roberto Ciarlo

16 ans

1964-1967

7 février 2014

Michel Brisson

Circa 15 ans

Circa 1970-1971

2 août 2013

Daniel Légaré

13 ½ ans

Circa 1974-1976

8 août 2013

Michel Beauchesne

16 ans

1970-1972

8 juillet 2013

Richard Racicot

Circa 13 ans

Circa 1969-1972

7 novembre 2015

Stéphane Lemieux

16 ½ ans

1984-1986

8 août 2013

Nicolas Gingras

16 ans

1984-1986

12 sept 2014

Frédéric Ouellet

15 ans

1990-1992

11 août 2015

Martin De Serres

15 ans

1984-1985

11 août 2015

Philippe Bérubé

Circa 14 ans

1990

9 décembre 2015

Stéphane Légaré

13 ans

1982-1984

26 novembre 2015

Bruno Bélisle

15 ans

1981-1983

7 novembre 2015

Alain Couture

17 ans

1978-1980

22 décembre 2015

Pionniers et psychoéducateurs de Boscoville

ENTREVUES PRÉLIMINAIRES AYANT MENÉ
À L’ÉLABORATION DE L’ENQUÊTE ORALE

 

Pour des raisons de qualité sonore, nous n’avons pas reproduit d’extraits de ces premiers entretiens, menés de manière informelle. Leur contenu a toutefois grandement alimenté notre réflexion ; il a confirmé notre souhait de démarrer ce projet. Un merci chaleureux à ces premiers témoins inspirants.

Pionniers, éducateurs et
psychoéducateurs

Date d’entrevues

Gilles Gendreau

Juin 2006

Claude Bilodeau

Juillet 2009

Jean-Claude Boivin

Juillet 2009

Pierre Potvin

Février 2011

ENTREVUES DE L’ENQUÊTE FORMELLE

Pionniers, éducateurs et
psychoéducateurs

Période à l’emploi
de Boscoville

Date d’entrevues

Raymond Gagnier

1956-1962

Juillet 2012

Pauline Jacob

1968-1975

Septembre 2012

Michel Goudreau

1968-1997

Septembre 2012

Gaétan Gagnon

1968-1978

Août 2012

Guy Lapointe

1953-1977

Mars 2013

Claire Lalande-Gendreau

1949-1972

Mars 2013

Pierre McLean

1960-1997

Mai 2013

Michel Provost

1973-1979

Mai 2013

Jean Ducharme

1962-1996

Février 2014

André Melançon

Circa 1964-1970

Septembre 2014

Jean-Paul Déom

1954 – circa 1979

Novembre 2015

Pour en savoir plus...

Articles sur Boscoville ou l’histoire de l’inadaptation juvénile publiés par Louise Bienvenue

On trouvera dans ces textes plusieurs références à d’autres auteur.e.s ayant écrit sur Boscoville et sur des sujets connexes.

 

  • « Mémoires d’anciens « citoyens » de Boscoville. Une enquête orale auprès de délinquants institutionnalisés entre 1954 et 1997 », dans Martin Petitclerc et al., Question sociale et citoyenneté, Montréal-Rennes, Presses de l’Université du Québec et Presses universitaires de Rennes (accepté, à paraître).
  • avec Andréanne LeBrun, « Le «Boulot» à Boscoville. Une expérience pédagogique auprès de la jeunesse délinquante (1949-1980) », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, vol. 16, 2014, p. 111-135.
  • « Sortir de la délinquance par l’expérience institutionnelle. Une histoire racontée par les voix et par les corps (1873-1977) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 65, nos 2-3, (paru août 2013)
  • avec Ferretti (auteure principale), « Le Bureau international catholique de l’enfance : un carrefour des spécialistes européens et québécois de l’enfance en difficulté, 1947-1977 », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, vol. 12, nov. 2010, p. 155-176.
  • avec L. Ferretti, « Usages de l’international dans le développement et la promotion d’une expertise québécoise : la psychoéducation (1940-1970) », dans A. François et al. (dir.), Jeunesse et violence, approches sociohistoriques, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2010, p. 131-156.
  • « La rééducation totale des délinquants à Boscoville (1941-1970). Un tournant dans l’histoire des régulations sociales », Recherches sociographiques, vol. 50, no 3, sept.-déc. 2009, 507-536.
Crédits et remerciements

Responsable du projet

Louise Bienvenue

Conceptrice du site Internet

Camille Robert

Captation vidéo des entretiens

Stéphanie Lanthier

Coordination de l’enquête orale

Andréanne LeBrun

Contribution à la sélection de témoignages

Chérine Pascaud

Assistantes de recherche pour le projet d’enquête orale

Cassandra Fortin
Christine Labrie
Pierre Meese

Assistants de recherche (archives écrites)

Alexandre Blanchette
Alexis Dubois-Campagna

Soutien institutionnel

Le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH)
Boscoville (Claude Lévesque et Aneth Sin)
Le Centre d’histoire des régulations sociales (coordonnatrice Kim Petit)
Le Centre interuniversitaire d’études québécoises (coordonnatrice Mélanie Lanouette)
Le Département d’histoire de l’Université de Sherbrooke

Experts-conseils

La professeure Geneviève Paquet, Université de Sherbrooke)
Le professeur Steven High, Centre d’histoire orale et de récits numérisés, Université Concordia
Le professeur Pierre Potvin, Université du Québec à Trois-Rivières
Le professeur Jean Trépanier, Université de Montréal
M. Claude Bilodeau, Boscoville
M. Raymond Gagnier, Boscoville

Et, surtout, un immense merci à tous les témoins pour leur grande générosité!